Des limbes de l’oubli …
À 2h37 en cette nuit du 17 décembre 1909, le Palais de Laeken, résidence privée de la famille royale belge, est en émoi : le roi Léopold II (1835-1909; r. 1865-1909) vient d’expirer. Ce décès met un terme à quarante-quatre ans d’un règne qui, bien que fortement décrié pour sa politique coloniale et ultralibérale, marquera à jamais l’histoire de la Belgique de son empreinte. S’il est vrai que ses partisans sont aujourd’hui moins nombreux et audibles que ses opposants, il n’en demeure pas moins que, hier comme aujourd’hui, la ferveur des premiers n’a d’égal que le sentiment de révolte des seconds. Cet état de fait ne doit toutefois pas oblitérer la portée d’autres segments de son existence, en particulier ses jeunes années qui préfigurent, à bien des égards, son règne à venir.
Un récent projet d’étude s’est intéressé aux deux longs séjours effectués par Léopold alors qu’il n’était encore que Prince et Duc de Brabant et à la collection d’antiquités égyptiennes qu’il a constituée en marge de ces voyages (www.pyamidsandprogress.be). L’existence de cette collection est révélée au public pour la première fois après le trépas du souverain, alors que les débats soulevés par le devenir du patrimoine royal faisaient rage dans les hautes sphères politiques de l’époque. À la fin de sa vie, ce « Roi bâtisseur » était toujours en quête de liquidités destinées à soutenir ses projets urbanistiques dantesques. Il avait alors envisagé de se défaire d’une partie de son patrimoine artistique et mobilier, en ce compris ses pièces égyptiennes, peu avant sa mort. Il décèdera avant d’avoir le temps de mettre ses projets à exécution. L’homme ira jusqu’à déshériter ses trois filles, les princesses Louise (1858-1924), Stéphanie (1864-1945) et Clémentine de Saxe-Cobourg Gotha (1872-1955), qui se rabattront en conséquence sur le patrimoine paternel dans l’espoir d’en retirer quelques dernières fortunes. L’avenir s’annonçait donc bien sombre pour cette collection, et peut-être serait-elle aujourd’hui dispersée à tout vent si Jean Capart (1877-1947) n’avait consacré une part substantielle de son temps, de ses moyens et de son énergie à s’assurer que ces œuvres soient transférées aux Musées Royaux des Arts Décoratifs et Industriels, renommés Musées royaux du Cinquantenaire en 1912 puis Musées royaux d’Art et d’Histoire (MRAH) en 1929, et ainsi offertes à la collectivité.
Entré au musée comme jeune collaborateur libre actif dès 1897, Jean Capart venait d’être nommé conservateur adjoint en charge d’une section égyptologique encore relativement modeste lorsqu’il adresse au directeur de l’institution Eugène van Overloop (1847-1926) un rapport détaillant certaines des œuvres formant la collection royale. Nous sommes alors en novembre 1900, neuf ans avant le décès du souverain et plusieurs décennies après ses deux principaux séjours au pays des Pharaons. De ces séjours n’était connu à l’époque que ce que les quelques revues de presse avaient pu en dévoiler ainsi qu’un ouvrage publié en 1873 et retraçant les grandes lignes de la visite princière en terre sainte en 1855. L’Égypte n’était en effet qu’une étape d’un voyage long de plus de neuf mois ayant conduit le jeune couple princier (fig. 1) formé par Léopold et l’archiduchesse d’Autriche Marie-Henriette de Habsbourg-Lorraine (1836-1902) et leur suite à travers l’Empire austro-hongrois de l’époque et la Méditerranée. Arrivés à Alexandrie dans la nuit du 1er au 2 février 1855, ils logent alors dans le luxueux palais d’Étienne Zizinia (1784-1868), le richissime consul général de Belgique. Amateur avisé, sa collection d’œuvres d’art, en particulier d’antiquités égyptiennes, était réputée. En étroite relation avec certains des aventuriers-archéologues-antiquaires de l’époque, É. Zizinia jouissait notamment d’un accès privilégié aux « découvertes » effectuées dans les zones archéologiques de Saqqara. Visites de monuments emblématiques et croisières sur le Nil sont au programme de la suite princière, avant un départ pour la Terre Sainte le 26 mars. Le second séjour, notamment motivé par la visite de l’Algérie, colonie française officielle depuis 1834, et celles des travaux du canal de Suez, est effectué par Léopold entre le 9 décembre 1862 et le 19 février 1863. Une nouvelle fois logé par le Consul Général (gratifié du titre de comte dans l’intervalle) lors de son séjour à Alexandrie, le Prince reproduit un séjour en apparence semblable au premier, à ceci près qu’il visite également le nord du Soudan et que ces déplacements revêtent souvent une dimension plus officielle que durant le voyage d’agrément qu’il avait accompli avec son épouse près d’une décennie plus tôt. Durant ces voyages, et grâce aux contacts établis sur place, le jeune Prince obtint l’essentiel des œuvres de sa future collection d’antiquités égyptiennes ; une collection comptabilisant près de deux cents pièces. Mises en caisses par É. Zizinia et expédiées par bateau jusqu’à Marseille, elles ont ensuite été acheminées en train jusqu’à Bruxelles. Ainsi, si d’aucuns pouvaient se douter que des pièces archéologiques originaires d’Égypte reposaient au Palais, bien rares étaient ceux qui pouvaient se vanter de connaître la nature et la quantité exacte de ces trésors glanés lors des pérégrinations du Prince dans la vallée du Nil.
Il est vrai que la relation de voyage publiée en 1865 par le médecin personnel du Prince le temps du second voyage, le Liégeois (mais Binchois d’origine) Hippolyte Isidore Joseph Stacquez (1809-1866), mentionne quelques antiquités obtenues par le Prince et par lui-même. Il nous informe surtout sur l’obtention par Léopold de trois statues imposantes, offertes par les autorités égyptiennes lors sa seconde visite du complexe cultuel de Karnak alors qu’il remontait le Nil vers Le Caire : une statue colossale de près de deux mètres de haut d’une divinité à tête de faucon qui gisait à moitié dégagée dans la cour du temple de Khonsou (E.5188 ; fig. 2) et deux statues de la divinité léontocéphale Sekhmet (Palais royal, inv. 1992a-b ; fig. 3 et 4) :
Dans une des salles gisait un énorme monolithe en granit de Syène, représentant un oiseau. Cette magnifique antiquité a été donnée à son altesse royale par Saïd Pacha, ainsi que deux cariatides provenant de la Cour aux cariatides du Grand Temple (…)
Stacquez, L’Égypte, la Basse Nubie et le Sinaï (…), Liège, 1865, pp. 149-150.
Stacquez relate également la visite du Sérapéum de Saqqara en présence de son inventeur, A. Mariette (1821-1881), le jeudi 18 décembre 1862. À l’issue de cette visite, le célèbre égyptologue français lui aurait offert plusieurs menues antiquités ainsi qu’une statue cube endommagée en granite rose. Les informations relatives à la collection royales étaient donc bien maigres et la possibilité d’en obtenir d’autres fort limitée. C’était sans compter sur l’appétit vorace du journaliste Charles Edwin Wilbour (1833-1896) pour l’égyptologie. Largement autodidacte, l’américain visite Bruxelles en 1876 dans le cadre d’un pèlerinage européen durant lequel il visite l’essentiel des collections et bibliothèques consacrées à cette discipline encore balbutiante. Il observe alors plusieurs des antiquités du Roi dans les Écuries royales, l’actuel Palais des Académies de la rue Ducale à Bruxelles. Il s’en ouvre auprès de Gaston Maspero (1846-1916), successeur d’A. Mariette à la tête du Service des Antiquités d’Égypte et premier directeur de l’École française du Caire (l’actuel Institut français d’archéologie orientale), et d’August Eisenlohr (1832-1902), qui sera nommé professeur d’égyptologie et de langues sémitiques à l’université d’Heidelberg en 1885. Ce dernier obtient de pouvoir documenter cette collection en 1889 et découvre, outre une planche de cercueil décorée et inscrite conservée au Palais royal, plusieurs œuvres remarquables entreposées sans réel soin et exposées à l’humidité dans les Écuries royales. C’est très certainement sur la foi de la brève note publiée la même année par l’égyptologue allemand que J. Capart prend conscience de l’importance de cette collection. Les termes qu’il emploie dans son rapport sont sans équivoque quant à la valeur accordée par le futur père de l’égyptologie belge à cet ensemble alors bien méconnu :
Une démarche a déjà été tentée par l’intermédiaire du Comte Van den Steen du temps du Baron Prosper de Haulleville. Sa Majesté aurait répondu qu’elle jugeait les monuments de trop minime importance pour être placés au Musée. Je suis actuellement persuadé qu’il suffirait d’informer Sa Majesté d’une manière plus exacte pour qu’immédiatement Elle n’hésite pas à nous donner une nouvelle preuve de son habituelle libéralité (…) Notre musée y gagnerait des pièces à peu près uniques qui imposeraient à tous ceux que l’Égypte intéresse une visite attentive de nos collections égyptiennes.
(Archives MRAH : Prêt ext., dossier 19/861, rapport de J. Capart à E. Van Overloop, 28 novembre 1900, f°4, 9).
La démarche était loin d’être innocente, J. Capart désirant, avec beaucoup de clairvoyance, à tout prix éviter que le souverain ne se défasse d’une collection à laquelle il ne portait de toute évidence qu’un intérêt très relatif. Le décès du roi ne suffit pas à exaucer les vœux de J. Capart ; la complexe succession royale devint en effet rapidement un imbroglio politique et judiciaire particulièrement sensible. La collection égyptienne est finalement obtenue par l’État contre une enveloppe 20.000 francs en guise de dédommagement pour les Princesses. Une belle victoire pour J. Capart, mais une victoire incomplète puisque seules les antiquités des Écuries royales furent alors transférées aux MRAH en 1914. Ce qui se trouvait encore au Palais, et que personne ne connaissait vraiment, y dormait toujours. Après plusieurs tentatives infructueuses pour parachever cette entreprise, c’est finalement une centaine de pièces qui fit son entrée aux MRAH en février 1935 par l’intermédiaire d’une donation consentie par le roi Léopold III (1901-1983 ; r. 1934-1951). Seules les deux statues de la déesse Sekhmet subsistent aujourd’hui encore au Palais et il est considéré, en l’état actuel des connaissances, que l’ensemble de l’ancienne « collection Léopold II » est aujourd’hui conservé dans les collections publiques.
… à la lente exhumation
Si les antiquités transférées en 1914 ont toutes été rapidement enregistrées, celles issues du don de 1935 l’ont été de façon bien moins structurée. J. Capart, devenu conservateur en chef de l’institution en 1925, était bien moins disponible et c’est surtout son élève Marcelle Werbrouck (1889-1959), qui devait plus tard lui succéder à la tête de la Fondation (aujourd’hui Association) Égyptologique Reine Élisabeth, qui s’est chargée du travail d’inventaire. La Seconde Guerre mondiale frappe l’Europe avant la fin de ce travail et il ne sera complété que progressivement durant et après la guerre. Plusieurs objets modestes, surtout de petites appliques, des bracelets et fragments divers en bronze d’époque tardive, n’ont pour leur part été considérés par l’historien et égyptologue B. Van Rinsveld qu’en 1996. Ce dernier, œuvrant à l’époque à l’étude de cette collection, avait déjà fourni en 1991 deux études approfondies consacrées respectivement au colosse en grès siliceux à tête de faucon et aux deux statues de Sekhmet. Ses travaux ont notamment permis de démontrer que le colosse, dégagé par A. Mariette en 1859-1860 mais laissé sur place, représentait probablement à l’origine le dieu Rê-Horakhty et aurait été réalisé sous le règne d’Amenhotep III pour être disposé dans son temple de Millions d’Années à Kom el-Hettan (Louxor, rive ouest). Une fois ruiné, ce temple, dont les célèbres colosses « de Memnon » marquaient l’entrée, a servi de réserve de pierre aux dirigeants de la Basse Époque, particulièrement Pinedjem à la 21e dynastie. Usurpée par Masaharté, premier prophète d’Amon et fils de Pinedjem, la statue aurait alors été transférée dans le temple de Khonsou à Karnak. Elle y est restée jusqu’à ce jour fatidique du 16 janvier 1863, lorsque le prince Léopold l’aperçoit et en obtient la propriété.
Il était certes toujours impossible de préciser quand le Roi avait obtenu telle ou telle pièce et par quel intermédiaire, mais un certain consensus portait sur le second voyage ; une conclusion qui reposait surtout sur le contenu de la relation de voyage d’H. Stacquez, qui témoigne des nombreuses visites et rencontres effectuées par Léopold à cette occasion. Si aucune des œuvres n’a été utilement publiée avant les travaux pionniers de B. Van Rinsveld, l’importance et la richesse de la collection étaient connues depuis son arrivée aux MRAH en 1914. Les antiquités conservées dans les Écuries royales sont imposantes et de première qualité : à la statue du dieu-faucon s’ajoutent deux stèles fausse-porte de l’Ancien Empire (E.5276, E.5293 ; fig. 5), deux parements décorés et inscrits provenant du temple d’Edfou (E.5278a-b), deux autres provenant respectivement d’une tombe ramesside (Nouvel Empire, E.5183) et d’un mastaba de l’Ancien Empire (E.5185), une base d’autel ramesside en calcaire (E.7633), un couvercle de sarcophage en grauwacke ayant appartenu à une certaine Taredet (fig. 6) et un imposant sarcophage inscrit au nom de Youpa (E.5189 ; fig. 7), Grand Intendant du Ramesséum et Scribe royal sous Ramsès II. La cuve en granite rose de ce sarcophage (qui servait de bac à fleurs au sein des Écuries royales …) et son couvercle en quartzite ne subsistent plus aujourd’hui qu’à l’état de fragments, l’œuvre ayant été intégralement détruite lors de l’incendie qui a ravagé le Pavillon de l’Antiquité dans la nuit du 19 au 20 février 1946. Le lot de 1935 comprenait quant à lui principalement vingt-huit ouchebtis, ces statuettes funéraires inscrites accompagnant en nombre le défunt dans sa dernière demeure afin d’œuvrer à son service pour l’éternité, nonante pièces en bronze, dont plusieurs dizaines de statuettes votives et autres cercueils d’animaux (fig. 8), trente-neuf amulettes et scarabées, deux couvercles de vases canopes en albâtre, quatre balsamaires en verre soufflé d’époque romaine, un remarquable masque de momie (E.6884 ; fig. 9), aujourd’hui l’un des fleurons de la collection bruxelloise, la planche de cercueil décorée observée par A. Einsenlohr en 1889 (E.6878 ; fig. 10) et deux statuettes polychromes en bois, l’une représentant la déesse Isis ou sa sœur Nepthys (E.6885 ; fig. 11), l’autre consistant en un Ptah-Sokar-Osiris d’époque ramesside (E.6879 ; fig. 12), soit une statuette votive contribuant au mobilier funéraire et abritant parfois un exemplaire du Livre des Morts.
À l’intérieur de cette dernière statuette, J. Capart eut la surprise de découvrir un document manuscrit rédigé en hiératique et dont le contenu n’était pas sans lui en rappeler un autre conservé à la Pierpont Morgan Library de New York (inv. Amh. Egy. Pap. 6.1-6.4). Sa mémoire prodigieuse ne lui avait pas fait défaut : c’est sans grande peine et après quelques vérifications qu’il parvint à démontrer que le document découvert dans la statuette n’était autre que la partie supérieure manquante d’un texte majeur découvert en 1873 et connu sous le nom « Papyrus Amherst VI ». Une fois complet, le papyrus retrace l’interrogatoire judiciaire de pilleurs de tombes royales mené à la fin de la 20e dynastie (c. 1185-1075 avant notre ère). Il fait aujourd’hui partie de la série des Tomb Robberies, soit un ensemble de textes originellement conservé dans les archives du temple de Médinet Habou et ayant trait aux activités illicites menées dans les nécropoles de la rive ouest de Thèbes sous les derniers Ramsès. Le texte détaille les aveux des accusés, motivés par quelques séances de tortures préliminaires.
L’importance du document encourage J. Capart à contacter le Palais afin de demander au Roi l’autorisation de nommer le papyrus « Papyrus Léopold II » :
Ai-je besoin de souligner l’importance historique d’une telle découverte ? J’ai voulu en donner connaissance immédiatement au Roi. Je demande la permission de désigner ce papyrus désormais sous le nom de Papyrus Léopold II. Dorénavant, le voyage en Égypte de notre grand Roi, lorsqu’il était encore Duc de Brabant, sera commémoré d’une manière durable, comme ayant enrichi la science d’un document de premier ordre.
Archives AERE, dossier S.A.R. prince Léopold, lettre de Jean Capart au Roi, 7 février 1935, f°5.
Le Palais lui répond par l’affirmative la semaine suivante :
En réponse à la lettre que vous avez adressée au Roi, le 7 de ce mois, j’ai l’honneur de vous faire savoir que Sa Majesté consent volontiers à ce que vous donniez la qualification de « Papyrus Léopold II » au document auquel vous faites allusion.
Archives MRAH, direction, dossier 77/18, lettre du Secrétaire du Cabinet du Roi à J. Capart, 14 février 1935, f°13.
L’état de nos connaissances n’aurait plus guère évolué sans la remarquable découverte d’un ensemble d’archives conservé par les proches collaborateurs et confidents des rois Léopold Ier et, surtout, Léopold II après leur décès respectif : le baron Adrien Goffinet (1812-1886) et ses deux fils, Constant (1857-1931) et Auguste (1857-1927). Emmurées dans la cave de leur château familial à Hyon, dans la région de Mons, elles furent mises au jour lors des travaux de démolition consécutifs à l’abandon de la demeure en 1979. Si une part de ce fonds d’archives, vendu ou détruit, est irrémédiablement perdu, l’essentiel a fort heureusement pu être sauvegardé par la fondation Roi Baudouin, qui en a fait l’acquisition en 1993. Dans ce fonds conservé aux Archives du Palais royal figurent nombre de courriers et documents divers, mais aussi et surtout les notes de service des Goffinet, confirmant notamment que Léopold continuait à recevoir des caisses en provenance d’Alexandrie et de Rome (principale « plaque tournante » du commerce des antiquités à l’époque) après son accession au trône, et le journal personnel tenu quotidiennement par Léopold durant son second voyage. Il y est très peu question d’antiquités, les objectifs de son séjour étant principalement diplomatiques et économiques :
Les monuments égyptiens, dépourvus de toute grâce, demandent une visite rapide ou une étude prolongée… Quant à moi, je n’ai rien de l’antiquaire et je me contente de graver dans ma mémoire les grands contours de ce qui nous reste de ces grands règnes d’il y a deux ou trois mille ans. L’homme doit choisir… J’appartiens par goût, devoir et position au siècle présent. La culture du coton, du café, du tabac, du sucre m’intéresse plus que les hauts faits de Sésostris ou de Ramsès. L’aspect du pays, voilà ce que je recherche. Leurs coutumes, leurs tendances, la façon d’établir des relations productives avec eux, voilà ce que je dois savoir (…)
APR : Fonds Goffinet, dossier Voyage d’Égypte 1862-1863, duc de Brabant, Notes du voyage d’Égypte 1862-1863, f°65a (d’après une transcription de B. Van Rinsveld).
La découverte de ce fonds, dont le travail d’inventaire effectué par Olivier Defrance et édité par les Archives Générales du Royaume est disponible depuis août 2020 (https://www.patrimoine-frb.be/actualites/plus-dun-siecle-dhistoire-rendu-accessible), permet de reprendre l’étude de cette collection avec un regard neuf et offre de nouvelles perspectives de recherches.
En conclusion
Au premier abord, cette collection ressemble à bien d’autres constituées par les élites occidentales de la deuxième moitié du XIXe siècle. Les statuettes funéraires et votives en terre cuite, faïence et bronze étaient incontournables, à l’instar des amulettes et fragments de momies. Les œuvres remarquables, car imposantes, inscrites, bien conservées et provenant de sites renommés sont moins courantes et résultent surtout de dons faits par le Vice-Roi ou ses représentants à des chefs d’État lors de visites protocolaires. On est d’emblée frappé par le nombre et la nature de tels trésors au sein de l’ancienne collection royale : la statue colossale du dieu-faucon Rê-Horakhty / Khonsou, celles de la déesse Sekhmet ou encore les reliefs du temple d’Edfou ne sont pas des antiquités anodines aisément accessibles. Malgré son désintérêt assumé pour les reliques matérielles du passé, Léopold est ainsi parvenu, sans réel effort, à constituer un ensemble beaucoup plus riche qu’il n’y paraît et dont la valeur scientifique est tout à la fois élevée et incontestable.
L’égyptomanie était la mode et Léopold, passionné d’architecture et amateur des Beaux-Arts, n’était pas de ceux qui y succombaient. La statue du dieu-faucon n’a peut-être attiré son attention que parce qu’encore à moitié enfouie et colossale. Les deux statues de Sekhmet, personnifications magistrales du Leo Belgicus, l’ont certainement plus inspiré, encore qu’il ne les ait jamais mentionnées dans ses notes personnelles. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute lui qui demande à ce qu’elles soient déposées au pied de l’Escalier d’Honneur en marge des travaux d’embellissement et d’agrandissement du Palais royal qu’il commandite une fois sur le trône. Les autres raretés précieuses ont été rapidement placées dans les Écuries royales où elles étaient entreposées plutôt qu’exposées, puisque simplement déposées contre les murs d’un bâtiment en proie à l’humidité. Les provenances des œuvres de la collection et les intermédiaires qui ont permis leur arrivée dans le patrimoine royal sont multiples et difficilement identifiables. Les archives aujourd’hui disponibles, couplées aux données offertes par les sources de l’époque, permettent toutefois d’émettre plusieurs hypothèses, certaines plus assurées que d’autres. É. Zizinia était sans nul doute le principal pourvoyeur du Prince, mais d’autres personnages incontournables de l’époque doivent également être impliqués. Une telle enquête, initiée par B. Van Rinsveld, et l’analyse détaillée de chacune des œuvres de l’ancienne « collection Léopold II » en vue de sa publication ont été conduites entre septembre 2018 et août 2020 dans le cadre d’un projet financé par le F.R.S.-FNRS et le F.W.O (https://www.eosprogramme.be). Intitulé Pyramids and Progress. Belgian expansionism and the making of Egyptology, 1830-1952, ce projet vise principalement à analyser les relations étroites qui liaient la Belgique à l’Égypte entre 1830 et 1952, année du changement de régime politique en Égypte, tant sur le plan politico-diplomatique que sur le plan économique et industriel. Il s’intéresse également en détail à l’histoire de l’Égyptologie belge, à celle de ses principaux acteurs et au développement des collections égyptologiques nationales. Ces objectifs ambitieux nécessitent une approche résolument multidisciplinaire mêlant des méthodes relevant tout à la fois des champs de recherche en histoire, égyptologie et archivistique. Plusieurs institutions scientifiques collaborent dans le cadre de ce projet : les universités de Gand (UGhent), de Leuven (KUL) et de Bruxelles (ULB), mais également les Musées royaux d’Art et d’Histoire et le Musée royal de Mariemont (https://www.pyramidsandprogress.be).
Dorian VANHULLE
Post-doctorant – Projet EOS « Pyramids and Progress.
Belgian expansionism and the making of Egyptology, 1830-1952 »
(CReA-Patrimoine – Université libre de Bruxelles).
Bibliographie sélective :
Capart J., 1935, « Histoire d’un papyrus », in : Le Flambeau 18, pp. 283-294.
Defrance O., Leduc-Grimaldi M., Bruwier M.-C., 2018, « Je voudrais être Vice-Roi d’Égypte ». Le journal de voyage de Léopold, duc de Brabant 1862–1863, Fondation Roi Baudouin, Bruxelles, 2018.
Jacobs E.A., 1965, « Le premier voyage du futur Léopold II en Orient (1854-1855) », in : Coll., L’expansion belge sous Léopold Ier, 1831–1865 : recueil d’études, Académie royale des Sciences d’Outre-Mer, Bruxelles, pp. 689–718.
Janssens G., 1997, « Les notes de voyage du duc de brabant. Une source de premier plan pour mieux connaître les idées du futur roi Léopold II », in : Janssens G., Stengers J. (éds), Nouveaux regards sur Leopold I & Leopold II. Fonds d’archives Goffinet, Fondation Roi Baudouin, Bruxelles, pp. 103–28.
Stacquez H.J., 1865, L’Égypte, la Basse Nubie et le Sinaï : relation d’après les notes tenues pendant le voyage que Son Altesse Royale Monseigneur le Duc de Brabant fit dans ces contrées entre 1862 et 1863, Liège.
Vandersmissen J., 2009, Koningen van de wereld: Leopold II en de aardrijkskundige beweging, Leuven-Den Haag, pp. 309–353.
Vanhulle D., Une ancienne collection royale aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles. Les antiquités égyptiennes du roi Léopold II, Monumenta Aegyptiaca (?), Bruxelles, à paraître.
Van Rinsveld B., 1991 (a), « Le dieu-faucon égyptien des Musées royaux d’Art et d’Histoire », in : Bulletin des Musées royaux d’Art et d’Histoire 62, pp. 15-45.
Van Rinsveld B., 1991 (b), « Les prétendues “cariatides” de la collection égyptienne de Léopold II », in : Bulletin des Musées royaux d’Art et d’Histoire 62, pp. 53-65.
Van Rinsveld B., 2016, « La collection égyptienne du Duc de Brabant et futur Roi Léopold II : archives et relations de voyages, une mise au point de critique historique », in : Bibliotheca Orientalis 73/5-6, coll. 551-590.
Van Rinsveld B., 2020, « ‘Souvenirs’, diplomatie et politique. Les voyages du Duc de Brabant, futur Léopold II, et l’Égypte au travers des archives du Fonds Goffinet », in : Cannuyer Chr., Michel M. (éds), Archiver, conserver et collectionner en Orient. Alexandre Tourovoets (1953-2019), Annalecta Orientalia Belgica 33, Bruxelles, pp. 151-242.
Warmenbol E., 2018, « Étienne Zizinia (1784-1868), consul général de Belgique. Un grand collectionneur et mécène à Alexandrie d’Égypte », in : Doyen Fl., Preys R., Quertinmont A. (éds), Sur le chemin du Mouseion d’Alexandrie. Études offertes à Marie-Cécile Bruwier, Cahiers de l’ENiM 19, Montpellier, pp. 327–348.
Liste des figures :
Fig. 1 : Le Duc et la Duchesse de Brabant, Léopold et Marie-Henriette de Belgique, vers 1864 (© APR).
Fig. 2 : Le « dieu-faucon » aux MRAH avant l’incendie de février 1946 (© MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).
Fig. 3 et 4 : La statue inv. 1992a et la paire au Palais royal de Bruxelles (d’après Warmenbol 2012, p. 615, fig. IX ; Gubel E. (dir.), 1991, Du Nil à l’Escaut. Banque Bruxelles Lambert, 5 avril-9 juin 1991, Bruxelles).
Fig. 5 : Le stèle fausse-porte de Rekhi (E.293 ; © MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).
Fig. 6 : Le couvercle fragmentaire du sarcophage de Taredet exposé dans les Écuries royales et aux MRAH (E.5282 ; © MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).
Fig. 7 : Le sarcophage de Youpa exposé dans les Écuries royales (E.5189 ; © MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).
Fig. 8 : Cercueil de faucon en bronze (E.7584 ; © MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).
Fig. 9 : Le masque de momie en 1935 (E.6884 ; © MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).
Fig. 10 : La planche de cercueil de Khây (E.6878 ; © MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).
Fig. 11 : La statuette d’Isis ou de Nephthys en bois (E.6885 ; © MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).
Fig. 12 : La statuette de Khây (E.6879 ; © MRAH/Bibliothèque de l’Antiquité).